Le patrimoine comme vecteur des identités
Le patrimoine est un sujet fortement discuté ces derniers temps, que ce soit aux Etats-Unis en raison des controverses éclatées autour de monuments commémorant la Guerre de Sécession, ou en Europe avec l’Année européenne du patrimoine culturel en 2018.
Dans une conférence du 4 décembre 2017 organisée par la Commission luxembourgeoise pour la coopération avec l’Unesco, intitulée Patrimoine et identités: un patrimoine commun pour des identités plurielles?, Sonja Kmec (Université du Luxembourg) s’est penchée sur les différents discours sur le patrimoine et son lien avec les identités. Elle a également soulevé que le patrimoine inclut bien plus que la dimension matérielle, à savoir la dimension immatérielle reconnue par la convention de l’Unesco de 2003 pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Sonja Kmec avança l’hypothèse que l’extension de la notion de patrimoine ne s’était pas basée sur un consensus très fort au sein de l’Unesco, puisque encore aujourd’hui, le patrimoine mondial et le patrimoine culturel immatériel sont représentés par deux sous-structures distinctes de l’Unesco.
Kmec choisit deux exemples du Luxembourg: les vieux quartiers et fortifications de la Ville de Luxembourg (patrimoine mondial depuis 1994) et la procession dansante d’Echternach (patrimoine culturel immatériel depuis 2010). Elle s’est penchée sur les arguments avancés en faveur de leur inscription et les critères appliqués, mais aussi sur un avis négatif d’un expert de l’ICOMOS sur les fortifications – un aspect qui m’était inconnu jusqu’alors. On aurait encore pu insister plus sur la contextualisation de l’inscription de 1994: Luxembourg fut capitale européenne de la culture en 1995, et au plus tard dans les années 1990, une tension entre protection des fortifications (symbole de fermeture) et ouverture vers l’extérieur s’est fait remarquer dans les discours.
Les discours sur le patrimoine
L’aspect le plus instructif de la conférence fut la distinction de trois, voire quatre, discours liés au patrimoine, historicisés et contextualisés en puisant dans de nombreux exemples du Luxembourg, sans imposer une succession chronologique. Le premier de ces discours, le plus vieux et le plus explicité dans l’exposé de Sonja Kmec, porte sur l’idée du patrimoine comme racine ou fondation de l’identité. Ce discours remonte au XIXe siècle et se retrouve dans les activités et publications de la Société pour la recherche et la conservation des monuments historiques dans le Grand-Duché de Luxembourg (ou Société archéologique), constituée en 1845. Cette société fut aussi le précurseur de la Section historique de l’Institut Grand-Ducal et jouait un rôle important dans la préhistoire de l’actuel Musée national d’histoire et d’art (MNHA). A travers des personnages et sociétés tels que Jean Engling (de la Société archéologique), Paul Staar, le Landwuôl (fondé en 1923), Ons Hémecht (fondé en 1895), mais aussi des acteurs de la deuxième moitié du XXe siècle comme Georges Calteux (directeur des Sites et monuments de 1982 à 2004), Sonja Kmec retraçait ce premier discours, qui créait un lien très fort entre le sol, la patrie, le monde rural, d’une part, et l’identité luxembourgeoise, d’autre part. Georges Calteux, dans un texte paru en 1988 dans Les Cahiers Luxembourgeois, oppose la conscience et la volonté des communautés rurales pour protéger le patrimoine au manque d’intérêt des citadins et responsables politiques de la capitale.
Le deuxième discours défend une vision du patrimoine comme ciment, qui reconnaît la pluralité des identités et la volonté de fusionner. Ce discours fut illustré à l’exemple du „Beschass“ (commérage), qui permet l’inclusion d’autres personnes et fonctionne comme ciment. Un rôle similaire revient au „Bopebistro„, le café du coin, bien qu’il s’agisse d’un lieu genré, où se rencontrent des hommes, mais là aussi, le cercle pouvait être élargi à d’autres personnes.
Le troisième discours réduit la complexité de l’identité, la rend plus simple et lisse, et en crée une projection afin d’attirer des investisseurs. Ce discours se retrouve dans le projet du Nation Branding lancé par le gouvernement il y a quelques années. Le Luxembourg se présente alors comme pays dynamique, fiable et ouvert. Dans ce contexte, j’aimerais bien insister sur le fait que la première brochure publiée en 2015 présente le Luxembourg comme „pays stable avec une identité propre“ (mais laquelle?). La référence aux fortifications y figure aussi, tout comme la remarque qu’elles font partie du patrimoine mondial. La stabilité et les fondements solides du Luxembourg sont comparés à la capitale construite sur les rochers. On revient alors à l’idée de stabilité qui apparaît aussi dans la convention de l’Unesco de 2003, même si dans ce dernier cas, le patrimoine est considéré comme facteur stabilisateur de l’identité.
A ces trois discours, Sonja Kmec ajoutait un quatrième, la satire, illustrée surtout par la vidéo Luxembourg Second, qui ne se moque pas seulement de Donald Trump, mais aussi du Luxembourg. Ce quatrième discours ne serait même pas très éloigné du deuxième, puisque le rire peut aussi créer un sentiment d’appartenance, une identité commune. J’y ajouterais qu’un clip vidéo comme Luxembourg Second doit même puiser dans des identités communes ou partagées a priori pour que la satire puisse fonctionner. Le spectateur doit pouvoir se reconnaître dans la vidéo, ou il doit connaître les clichés d’un pays pour que la satire puisse exercer son effet souhaité.
En fin de compte, la conférence jeta un regard intéressant sur les liens entre patrimoine et identités. Je ne présente ici qu’un résumé de ce qui fut discuté et présenté. On pourrait aussi mentionner l’exposition iLux: Identités au Luxembourg, organisée au Musée Dräi Eechelen. Selon Kmec, cette exposition ne voulait pas seulement inclure des aspects ludiques et interactifs, mais aussi susciter des questionnements sur les identités. L’interactivité et le questionnement sont deux aspects (parmi d’autres) que j’ai récemment revendiqués dans un blog post.
Le lièvre ou la tortue?
L’analyse du patrimoine et des identités ouvre un champ très large. On pourrait mentionner le tourisme, un sujet récurrent dans les années 1920 et 1930 dans les débats parlementaires, par exemple. A l’époque, on accordait une importance particulière aux paysages du Luxembourg afin d’attirer des touristes. Mais ce fut aussi une époque de la „politique monumentale“, à savoir la protection des châteaux et églises, donc avec une conception matérielle du patrimoine. Le Musée de l’Etat fut construit dans les années 1930 et ouvert provisoirement en 1939, autre aspect de cette politique de protection des monuments et d’objets historiques. On pourrait également s’interroger sur le rôle des musées et d’autres institutions culturelles dans la sauvegarde du patrimoine (matériel et immatériel) et la diffusion des discours y liés.
Sonja Kmec discuta un article de Miles Glendinning, intitulé „The European Architectural Heritage Year and UNESCO World Heritage: the Hare and the Tortoise?„. Dans cette analyse, Glendinning compare la politique de l’Unesco (la tortue) à celle de l’Année européenne du patrimoine architectural de 1975 (le lièvre). Le patrimoine mondial de l’Unesco aurait dépassé l’année 1975 (ou la politique de conservation européenne) en raison des liens au tourisme et la logique du marché, et de son ouverture aux „idées postmodernistes“ du patrimoine immatériel. L’année du patrimoine architectural s’est révélée plus éphémère.
Quid de l’Année européenne du patrimoine cultural 2018? A quel animal est-ce que cette année pourra être comparée? En tout cas, elle se fonde sur l’idée du patrimoine comme ressource à partager, comme élément important de l’économie, comme aspect indispensable à la diversité culturelle et à la créativité. Au Luxembourg, l’année sera fortement tournée vers l’avenir, en liant le patrimoine à l’éducation, au développement durable et aux technologies.
Cette semaine aura lieu l’événement de lancement officiel de l’année européenne à Milan, au European Culture Forum. Ce sera intéressant d’analyser les discours et thèmes, mais, à l’heure actuelle, il est certes encore trop précipité pour mener une étude de 2018 et de son impact.